Ressource enseignant - Article de vulgarisation



Remarque
N.B. Cet aide-mémoire est le complément de L'îlot de rationalité: de quoi s'agit-il? (Larochelle & Désautels, 2002). Il a été construit à partir de différents textes (Fourez, Mathy & Englebert-Lecomte, 1994; Bader, 1999; Pouliot, 2002). La version qui suit est la version remaniée (et non finale) d'un texte rédigé à l'intention d'étudiants et étudiantes du collégial participant à un projet de recherche. 1

Description
Se rappeler que la construction d'un îlot de rationalité a pour objectif de répondre à la question "De quoi s'agit-il?". Par exemple, lorsqu'on parle d'organismes génétiquement modifiés, de quotient intellectuel ou d'obésité, de quoi s'agit-il? Selon qui? En vue de quoi?

Se rappeler aussi que la construction d'un îlot dépend de ce que l'on veut en faire et à qui on le destine. Si l'on veut rédiger une brochure à l'intention des consommatrices et des consommateurs, on ne construira pas l'îlot de la même façon que si l'on veut susciter un débat avec des psychologues scolaires dans le cadre d'une émission télévisée. Il y a toujours des choix à faire dans la construction d'un îlot, ce qui signifie qu'il y a des aspects que l'on privilégie et d'autres que l'on néglige. Il faut donc se donner le temps et les moyens d'examiner ces choix, même s'il faut bien poser des limites à cet examen, comme c'est le cas d'ailleurs pour toute étude, recherche ou enquête.

Se rappeler qu'il est indispensable de garder des traces écrites de vos discussions et débats, tout comme des choix qui en résultent. Cela sera très utile pour raconter aux autres comment vous vous y êtes pris pour construire un tel îlot, en leur expliquant les culs-de-sac auxquels vous avez parfois abouti mais aussi les chemins de traverse que vous avez empruntés et qui ont pu se révéler des choix astucieux. Par ailleurs, cela vous permettra peut-être de voir que ce que vous jugiez initialement important ou négligeable ne l'était pas du tout! C'est là un apprentissage fort important, non?

Étapes à suivre dans la construction d'un îlot de rationalité
Voici, sous une forme résumée, les étapes de la construction d'un îlot de rationalité telles que suggérées par Gérard Fourez qui a mis au point cette méthode de travail en collaboration avec des chercheurs, des chercheuses, des étudiants, des étudiantes, des enseignants et des enseignantes de différents domaines.

Le cliché

Le cliché consiste en une sorte de remue-méninges au cours duquel on exprime spontanément ce que l'on pense, ce que l'on sait ou ce que l'on croit à propos de la notion, de la situation, de la controverse ou, encore, de la technique que l'on a choisi d'explorer. C'est le moment privilégié pour s'interroger de diverses façons, et soulever tant des questions générales que des questions précises ou techniques.

Qu'est-ce que c'est? À quoi ça sert? Comment ça fonctionne? Quels sont les avantages et inconvénients? Qui tirera profit de cette situation? Qui en souffrira? Quelles précautions doivent être prises? Faut-il mettre des interdits?, etc.

Il s'agit en somme de permettre à tout un chacun de présenter son point de vue, et d'établir ainsi un premier inventaire des conceptions, des croyances, des métaphores, des images, des uns et des autres à propos de ce qui fait justement l'objet du questionnement. Afin de donner une certaine forme à cet inventaire et d'en faire un outil auquel on peut aisément se référer, on y distingue ce qui est admis par tout le monde, ce qui fait l'objet de débats et ce qui tient du jugement de valeur ou du préjugé. (Traces écrites: 1-2 pages)

Le panorama

Le panorama est l'occasion de mettre en contexte ce qui a été fait à l'étape du cliché et, éventuellement, de faire ressortir ce qui y a peut-être été négligé. Pour réaliser cette mise en contexte, on a recours à une technique séculaire, soit la fabrication de listes. On dresse ainsi des listes de tout ce qui est interpellé par la notion, par la situation, par la controverse ou par la technique retenue, telles la liste des acteurs concernés, la liste des enjeux et des tensions, la liste des "boîtes noires" qui pourraient être ouvertes ou non, approfondies ou non, etc. 2

Il s'agit donc d'une étape où la spontanéité de chacun, chacune, est de nouveau sollicitée. Mais c'est aussi l'étape où l'on commence à "discipliner" cette spontanéité et à examiner plus systématiquement de quoi il retourne. Car c'est à partir du panorama que vous ferez des choix plus spécifiques qui orienteront la construction de l'îlot et dont il vous faudra tenir compte dans sa synthèse. À la fin du panorama, vous devriez donc avoir une vision à la fois plus large et plus circonscrite de la notion, situation, controverse ou technique choisie.

Voici quelques questions pouvant vous aider dans la fabrication des listes en cause. Soyez vigilants lorsque vous dressez celles-ci, car, loger les acteurs dans une liste et les enjeux dans une autre permet certes une certaine mise en ordre; mais, du même souffle, on sépare ce qui est inévitablement lié. D'ailleurs, vous vous en rendrez compte par vous-même puisque, pour faire une liste des acteurs, il vous faudra bien préciser ce qui fait qu'ils sont justement des acteurs et non pas de simples figurants dans la thématique retenue. Vous repérerez alors sans doute les enjeux, les intérêts, qui les divisent ou les rallient, les dimensions politiques, éthiques, etc., qui sont mobilisées à l'appui de l'une ou l'autre des positions promues…
  • Quels sont les acteurs (tant humains que non humains3) qui sont concernés par la notion, par la situation, par la controverse ou par la technique retenue? À quelles contraintes sont-ils soumis?
  • Quelles sont les normes et les conditions qui sont susceptibles d'être imposées par la technique en cause, par exemple? ou par certains pouvoirs que l'on peut retracer (tel celui d'un législateur) et d'autres dont la provenance ne nous est pas connue?
  • Quelles sont les valeurs en jeu? les codes en vigueur? les enjeux et les tensions (les intérêts des parties, par exemple, les arguments qu'elles font valoir, les avantages et les inconvénients sur un plan individuel, sur un plan collectif, etc.)?
  • Quelles sont les bifurcations (les choix techniques, éthiques, etc.) qui "habitent" la notion ou la technique en cause?
  • Quelles sont les boîtes noires? et les savoirs officiels ou standardisés (biologie, chimie, droit, économie, éthique, histoire, sociologie, physique, etc.) auxquels elles font référence?
  • Peut-on repérer le jeu d'autres connaissances, d'autres savoirs, que les savoirs officiels?
  • Quels sont les spécialistes et spécialités à consulter, étant entendu que ces termes recouvrent aussi bien l'expertise scientifique et disciplinaire habituelle que l'expertise développée par le parent d'une enfant atteinte de dystrophie musculaire, par un fermier ou une plombière de métier, ou, encore, par un usager de psychotropes?
Au terme de ce panorama, n'oubliez pas de (re)préciser votre projet, c'est-à-dire ce que vous entendez faire avec l'îlot et à qui vous le destinez. Ce sont des décisions qui déterminent le choix des boîtes noires à ouvrir, des spécialistes à consulter, des enquêtes à réaliser, des livres et des quotidiens à écumer, des débats ou assemblées à fréquenter, etc. Bref, c'est ce qui "informera" votre descente sur le terrain, comme disent les ethnologues, étant entendu que cette descente peut donner une tournure imprévue à l'îlot et vous obliger à revoir ce que vous teniez pour acquis! (Traces écrites: 5-6 pages)

Clôture et synthèse

Comme son nom l'indique, cette étape signifie que l'on met un terme à l'investigation tant théorique qu'empirique et que l'on synthétise l'îlot construit suivant le projet retenu et les personnes auxquelles on le destine. C'est aussi le moment d'effectuer un retour critique sur l'îlot, en y repérant les impasses comme tout ce qui pourrait encore être investigué, sans oublier bien sûr les trouvailles et les bons coups que vous avez accomplis. C'est également l'occasion de faire le point sur ce que vous avez appris, en tentant une réponse aux questions qui suivent et qui sont à la source du développement de cette méthode de travail en éducation. (Traces écrites: 5-7 pages)
  • Un tel îlot aide-t-il ceux et celles qui l'ont construit à mieux comprendre le monde, à mieux négocier ce monde? Par exemple, la construction d'un îlot sur les organismes génétiquement modifiés, sur le quotient intellectuel, sur l'obésité, sur le réchauffement climatique, sur l'expérimentation animale, etc., vous permet-elle de mieux comprendre non seulement ce qui est dit et débattu publiquement à ce propos, mais aussi ce qui n'est pas dit, voire ce qui est omis, dans les grands quotidiens, dans les émissions télévisées, dans les revues populaires tout comme dans les revues spécialisées?
  • La construction d'un îlot, que celui-ci porte sur une question socialement vive ou sur une question personnellement préoccupante, vous semble-t-elle propice à développer une certaine autonomie?
  • Un tel îlot aide-t-il ceux et celles qui l'ont construit à discuter avec plus de précision mais aussi plus d'exigence? à mieux se situer mais aussi à mieux communiquer avec d'autres?
Enfin, selon le temps alloué et le contexte éducatif dans lequel s'inscrit la construction de l’îlot, cette clôture peut paradoxalement marquer le commencement d'un nouveau projet axé sur la mise à l'épreuve en quelque sorte de la pertinence de l'îlot auprès des destinataires pressentis. C'est alors une seconde descente sur le terrain qui se dessine et qui requiert, bien sûr, la confection d'un autre type d'aide-mémoire.

Médiagraphie
Bader, B. (1999). Ébauche d'un îlot de rationalité, un modèle pour un travail interdisciplinaire (consignes pour la réalisation du travail écrit). Texte d'accompagnement pour le cours de didactique des sciences au collégial, Québec: Université Laval, Département d'études sur l'enseignement et l'apprentissage.

Pouliot, C. (2002). Aide-mémoire à propos de la construction d'un îlot de rationalité interdisciplinaire autour d'une controverse sociotechnique. Texte d'accompagnement pour le cours de didactique des sciences au collégial, Québec: Université Laval, Département d'études sur l'enseignement et l'apprentissage.

Fourez, G., Mathy, Ph. & Englebert-Lecomte, V. (1994). Un modèle pour un travail interdisciplinaire. In G. Fourez (avec la coll. de V. Englebert-Lecomte, D. Grootaers, P. Mathy & F. Tilman), L'alphabétisation scientifique et technique. Essai sur les finalités de l'enseignement des sciences (pp. 87-113). Bruxelles: De Boeck.

Fourez, G., Englebert-Lecomte, V. & Mathy, Ph. (1997). Nos savoirs sur nos savoirs. Bruxelles: De Boeck.

Larochelle, M. & Désautels, J. (2002). L'îlot de rationalité: De quoi s'agit-il? Courrier du CETHES, 50, 2-12.

Notes
  1. Il s'agit du projet intitulé L'alphabétisation technoscientifique via des collectifs de recherche virtuels, dirigé par R.-M. Fountain (U. Laval), J. Désautels (U. Laval), M. Larochelle (U. Laval), J. Daigneault (UQAR, campus-Lévis), et subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2002-2005).
  2. Rappelons, à la suite de Fourez et al. (1997, p. 89), qu'une boîte noire est un objet (tel un télécopieur) ou une notion théorique (telle la notion de méthode scientifique) que l'on utilise sans savoir nécessairement comment cela fonctionne ou, encore, une situation à laquelle on participe (telle une conversation) sans avoir une connaissance explicite de ses rouages. Ouvrir une "boîte noire" revient donc à s'intéresser à son fonctionnement, en se faisant aider, le cas échéant, par un ou une spécialiste ou par une communauté spécialisée (généralement scientifique ou professionnelle).
  3. Si la notion d'acteur humain est une notion familière (ou boîte noire?), il n'en va pas de même de celle d'acteur non humain qui suscite d'ailleurs bien des débats dans le domaine de la sociologie des connaissances. Elle est néanmoins utile pour caractériser les notions ou événements qui contribuent à transformer une situation, parfois une société. À titre d'exemple, on peut penser à la notion de microbe (qui a donné lieu à une foule de conduites inédites, notamment sur le plan de l'hygiène), à l'avènement des guichets automatiques (qui rend caduques certaines interactions sociales courantes) ou, encore, aux pratiques d'évaluation scolaire qui pèsent lourd dans la délimitation des contenus d'enseignement.