Ressource enseignant - Article de vulgarisation



Description
Le concept d'îlot de rationalité est un concept inventé par Gérard Fourez, qui, de manière métaphorique, évoque "des connaissances émergeant dans un océan d'ignorance" (1994, p. 57). De prime abord, on pourrait penser que c'est là le lot de toute production de connaissances et que ce concept n'est qu'un concept de plus pour caractériser une telle production et mettre en évidence ses limites, c'est-à-dire tout ce dont elle ne tient pas compte et que l'on peut désigner comme étant des "boîtes noires" (voir encadré 1).

Toutefois, dans la conceptualisation développée par Fourez, le concept d'îlot de rationalité a une portée particulière: il recouvre l'invention d'un modèle, d'une représentation, ou d'une théorisation permettant non seulement de réaliser un projet particulier, de composer avec une situation, ou encore d'élucider une notion, mais aussi de rendre possible des discussions et des débats organisés autour de ce projet, de cette situation, de cette notion, en vue, éventuellement, d'agir à leur propos.

En ce sens, il s'agit d'une représentation ou d'une théorisation qui diffère de celles que l'on trouve dans le travail disciplinaire traditionnel (même si, dans les deux cas, il y a inévitablement des "boîtes noires"... qui seront ouvertes ou pas). En effet, dans le travail typiquement disciplinaire, un chercheur ou une chercheuse peut fort bien délimiter la portée de ses travaux en demeurant dans le champ d'un paradigme particulier, et ainsi élaborer des modèles, des représentations en fonction des critères mis de l'avant dans ce paradigme qui est dit tel parce qu'ayant fait l'objet d'une stabilisation et d'une normalisation, comme le rappelle Fourez (1998, p. 37) 1. En d'autres termes, dans le travail disciplinaire, on vise à produire des représentations qui deviendront éventuellement partie prenante des savoirs alors dits standardisés, en élargissant leur portée ou en confortant celle qui leur est déjà attribuée.

Dans le travail associé au concept d'îlot de rationalité, l'élaboration d'un modèle ou d'une représentation participe d'une autre perspective. En effet, ce qui importe ici, ce n'est pas le maintien ou l'élargissement d'un paradigme donné. C'est plutôt la situation que l'on veut résoudre, le projet que l'on veut réaliser, la notion à l'égard de laquelle on veut se faire une tête ainsi que les personnes avec lesquelles on voudrait partager ce modèle ou cette représentation qui orientent le travail. Autrement dit, le travail que suppose la fabrication d'un tel îlot a pour objectif de nous donner les moyens lorsque nous sommes confrontés, par exemple, à une situation qui implique une décision, de répondre au préalable à la question "De quoi s'agit-il?", et de construire ainsi une représentation de cette situation. Tout comme "la carte n'est pas le territoire", selon la célèbre formule de Korzybsky, mais constitue lorsqu'elle est bien faite un outil fort utile pour repérer son chemin et en discuter, un îlot n'est pas la situation: il en tient lieu et, lorsqu'il est bien ficelé, il en propose une mise en scène sur laquelle on peut s'appuyer pour justement discuter de cette situation (Fourez, 2001, et communication personnelle).

Dans cette optique, îlot de rationalité et terrain ou contexte vont donc de pair 2: la fabrication d'un îlot est fonction d'un contexte particulier, d'un projet, des intérêts des personnes qui participent à ce projet3 ainsi que des destinataires auxquels on destine justement celui-ci, comme nous l'avons évoqué plus haut. Cette fabrication implique certes le recours à des savoirs disciplinaires, mais dans une optique autre que l'optique disciplinaire traditionnelle, puisque ces savoirs seront utilisés en vue de projets concrets4 et, bien sûr, en vue de répondre à la question qui est à la source de cette fabrication et qui particularise d'ailleurs la fabrication d'un îlot de rationalité, soit: "De quoi s'agit-il?".

Autrement dit, comme le souligne Fourez (1991), la fabrication de cet îlot (tout comme sa traduction éventuelle en "contenu éducatif") n'est pas déterminée par une discipline scientifique ou savante particulière, mais bien par le contexte, par l'intention:

[Ainsi] l'îlot de rationalité autour du terme "virus" ne sera pas le même pour le médecin généraliste, le virologue, et encore moins pour monsieur-tout-le-monde. Pourtant dans la construction de cet îlot de rationalité, il peut être intéressant de prendre en compte les sous-réseaux liés à l'une ou l'autre discipline ou approche. Mais, dans cette perspective, on ne dira pas que c'est telle ou telle discipline qui définit le concept, mais plutôt que cette notion est envisagée par telle ou telle discipline d'une certaine manière. Par exemple, étudiant la notion d'énergie, on peut voir comment les physiciens, les économistes, les consommateurs, ceux qui font du jogging, etc., l'approchent. Le contenu d'enseignement proposé ici consisterait à proposer un îlot de rationalité qui croiserait un certain nombre de ces approches, sans jamais d'ailleurs les pousser à fond. (p. 35)

De plus, d'autres types de savoirs ou de connaissances participeront également à ce travail qui vise, en fin de compte, à construire, comme le formule Fourez (Ibid.) "un réseau, une trame, un champ", bref... un îlot de rationalité autour de la question, du problème ou de la situation qui est justement à la source de ce travail, sans pour autant prétendre à épuiser les éclairages possibles de la question, du problème ou de la situation. Il s'agit donc d'un travail qui repose sur un bricolage théorique plus éclectique que le bricolage disciplinaire, et sa cohérence est davantage de l'ordre du terrain, du contexte, du projet visé, que de l'ordre disciplinaire ou paradigmatique.

Toutefois, évoquer ce caractère éclectique de la construction d'un îlot ne signifie pas que cette construction tient du dilettantisme ni qu'elle se réduit à tout simplement croiser ce que l'on connaît déjà en se basant sur "le simple bon sens", comme on dit couramment. Il s'agit plutôt d'un éclectisme intentionnel et orienté, un éclectisme organisé et finalisé qui implique que l'on utilise des éléments issus de spécialités5 et de disciplines diverses, que l'on consulte des spécialistes, bref que l'on dépasse ce que l'on sait déjà (de façon plus ou moins intuitive) en vue de créer pour une situation particulière, pour un projet précis dans un contexte déterminé, une représentation, un modèle qui tient compte de nombreux aspects (Fourez, 1997, p. 132).

C'est d'ailleurs en référence à ce type d'éclectisme et à la finalité qui le sous-tend qu'un îlot de rationalité peut donner lieu à une interdisciplinarité qui va au-delà de la simple juxtaposition des apports des différentes disciplines et des traditions de connaissance (voir encadré 2).

En effet, comme le souligne Fourez (1997), la fabrication d'un îlot de rationalité implique que l'on concilie ou arbitre différents points de vue ou encore que l'on établisse un compromis à leur propos (p. 131), en négociant notamment l'importance respective que l'on donnera aux divers points de vue en fonction du projet en cause. L'exemple qui suit et pour la construction duquel nous avons emprunté plusieurs éléments à Guille-Escuret (1989, pp. 12-13) est intéressant quant à cet arbitrage et la conciliation de points vue que peut susciter un projet d'action en contexte:

Deux groupes ethniques vivant dans une même ville sont affectés de façon significativement différente par une maladie donnée. Des spécialistes (des "experts") sont convoqués par les autorités de la Ville pour éclairer la situation: une physiologiste, un sociologue et une anthropologue.

La physiologiste commence son exposé en stipulant l'existence d'une filiation causale entre les choses relevant de l'ordre dit naturel et celles relevant de l'ordre dit humain. Puis elle met de l'avant l'hypothèse que cette différence relève d'un écart dans la constitution génétique entre l'ethnie A et l'ethnie B, écart qui expliquerait sans doute la fragilité plus marquée de l'ethnie B relativement au vecteur infectieux. Le sociologue, tout en souscrivant à une même filiation causale, inverse les ordres en question. En insistant sur la préséance de l'ordre dit humain, il met en cause la relation entre le niveau de vie, le confort sanitaire et le pourcentage de personnes atteintes dans chaque ethnie. Il explique ainsi la différence significative observée en montrant qu'un niveau de vie peu élevé va généralement de pair avec un confort sanitaire moindre, et qu'il s'ensuit que la maladie a plus de chances d'être davantage répandue dans l'ethnie qui, du point de vue socio-économique, est la moins privilégiée, comme c'est d'ailleurs le cas ici. L'anthropologue, qui est férue d'ethnologie sur le terrain, centre son exposé sur l'importance des artefacts par lesquels une ethnie "meuble" son environnement. Elle souligne que ces artefacts peuvent être partagés par les membres des deux ethnies, puis explique ce partage en évoquant les structures de parenté, les conditions de mariage, le "brouillage génétique" qui en résulte, etc. Elle conclut son propos en relatant une pratique, à la fois esthétique et religieuse, qui est très courante dans l'ethnie B et plus sporadique dans l'ethnie A, et qui consiste à enjoliver les habitations en parsemant dans celles-ci des petites vasques ornementales ou des récipients destinés aux fleurs... dans lesquels, suggère-t-elle, le vecteur infectieux peut trouver un lieu de reproduction idéal!

Certains membres du Conseil de la Ville sont impressionnés, voire obnubilés, par les distances (variations génétiques) mises savamment de l'avant et de façon concise par la première spécialiste, et réclament que l'on entame une investigation en ce sens, à défaut de quoi la solution ne sera qu'un emplâtre sur une jambe de bois. D'autres vont plutôt dans le sens des écarts socioéconomiques mis en évidence par le sociologue et prônent un examen serré des politiques de la Ville à ce chapitre et l'amélioration immédiate des conditions sanitaires de vie de l'ethnie B. D'autres enfin sont en faveur de la thèse de l'anthropologue qui leur mettrait sous le nez, en quelque sorte, que la source d'un problème physiologique n'est pas nécessairement physiologique et que les valeurs symboliques d'une société ont quelque chose à voir avec "la physiologie" de ses membres. Mais tous sont néanmoins un peu perplexes: voilà trois interprétations toutes trois disciplinaires et donc offrant des savoirs éprouvés, standardisés ou reconnus. Comment jauger de leur importance respective? Comment concilier les divers points de vue?

C'est d'ailleurs dans la conciliation (et, donc, dans les enjeux, tensions, conflits et négociations que toute conciliation convoque) de points de vue (qui peuvent être disciplinaires mais aussi esthétiques, culturels, etc.) et dans la sélection des informations et dans la structuration même de l'îlot que l'on peut, selon Fourez, situer le caractère rationnel de celui-ci. C'est-à-dire que ce qui est visé est une théorisation ou une représentation à propos de laquelle on peut discuter plutôt que de se confiner aux territoires disciplinaires habituels et se camper ainsi dans un dialogue de sourds et de sourdes. Cela suppose que l'on puisse prendre une certaine distance à l'égard de nos allégeances disciplinaires et paradigmatiques ainsi que de nos affinités culturelles. Mais cela suppose aussi que l'on précise incessamment le sens des termes du modèle ou de la représentation que l'on construit, et qu'on en vienne à stabiliser en quelque sorte leur signification.

On parle d'un îlot de "rationalité" puisque la sélection des informations et la structuration du modèle qu'est l'îlot a pour but - comme d'ailleurs toutes les modélisations scientifiques - de permettre une discussion de la situation qui ne se résume pas en un dialogue de sourds. Et l'on peut éviter un tel écueil dans la mesure où l'on précise le sens des termes et du modèle construit. Cette discussion - in petto ou avec d'autres - peut éclairer des processus décisionnels (même si ceux-ci ne se réduisent évidemment pas à leurs seules composantes rationnelles). Ces processus "décisionnels" peuvent cependant être qualifiés de "rationnels" dans la mesure où la rationalité peut être assimilée, au moins en première approximation, à une discussion ouverte et clarifiée des situations dans lesquelles on est impliqué. La construction d'un îlot de rationalité implique aussi, comme dans toute démarche scientifique, une prise de distance par rapport à une affectivité qui occulterait les contraintes du problème envisagé - ce que les psychologues appellent le "principe de réalité" et les philosophes "l'altérité". (Fourez, 1997a, pp. 220-221)

Un autre type de distanciation nous semble aussi de mise dans la sélection d'informations et la structuration de l'îlot, car si un îlot permet la reconnaissance du terrain, il n'est pas le terrain. Son éventuelle actualisation en contexte peut donc réserver des surprises et donner lieu à des conduites inédites tant chez les membres de l'équipe qui l'ont fabriqué que chez les personnes auxquelles se destine cet îlot. Cet écart entre la reconnaissance du terrain et le terrain (ou entre la carte et le territoire) est bien connu des ethnologues: "descendre sur le terrain", c'est inévitablement plonger dans une forme de rationalité qui n'est pas la même que la rationalité qui a justement présidé à la reconnaissance du terrain. Il faut pouvoir composer avec l'ambivalence. C'est d'ailleurs pour éclairer ce jeu du terrain ou du contexte sur les actions et conduites humaines que les ethnologues ont mis de l'avant la notion de "rationalité de l'ambivalence" (Wynne, 1995), signifiant par là qu'une action en contexte s'appuie sur une variété de ressources dont certaines seulement sont prévisibles; et qu'il est plus intéressant de comprendre le possible écart entre cette action et le projet qui la préfigure (l'îlot) comme relevant d'une flexibilité de terrain, d'une cohérence de terrain plutôt que selon un registre évaluatif qui pointerait les "coupables", etc. Bref, tout comme dans le cas des allégeances disciplinaires, il faut là aussi "s'exercer" à prendre une certaine distance par rapport à la représentation, au modèle, à l'îlot de rationalité que l'on fabrique en vue justement de comprendre une situation ou d'agir sur elle.

Encadré 1
En physique et en épistémologie, on appelle "boîte noire" un objet, une situation ou une notion théorique que l'on utilise sans savoir nécessairement comment cela fonctionne [par exemple, la notion de famille, de cellule]. Ouvrir une "boîte noire" signifie en chercher le fonctionnement. Pour procéder à cette ouverture, on se fait généralement aider par un ou une spécialiste ou par une communauté spécialisée (généralement scientifique ou professionnelle). "Ouvrir une boîte noire" implique de procéder à l'étude de quelque chose que l'on pourrait aussi utiliser sans la comprendre.

Exemples:
  • Des "boîtes noires" matérielles: un ordinateur, un fer à repasser, une aspirine, etc.
  • Des "boîtes noires" conceptuelles: la cellule, l'évolution, la gravitation universelle, le diabète, etc. (Fourez, Englebert-Lecomte & Mathy, 1997, p. 89)

Toute démarche scientifique ou rationnelle utilise ce que les physiciens appellent une "boîte noire". Il s'agit d'une représentation d'une partie du monde qu'on accepte dans sa globalité sans trouver utile d'examiner les mécanisme de son fonctionnement. Ainsi, quand on utilise un marteau, il est généralement inutile de connaître les réseaux cristallins de l'acier de la tête du marteau: c'est une boîte noire. [...]

D'ailleurs, même dans les recherches les plus avancées, les boîtes noires ont toujours un rôle pour désigner les phénomènes qui sont en marge du sujet de l'étude. Par exemple, le chimiste n'a pas à ouvrir la boîte noire que constitue le concept de charge électrique. Ni le physicien, celle d'organisme vivant. Tout spécialiste approfondit les sujets au centre de son intérêt (là, il "ouvre" beaucoup de boîtes noires), mais considère comme des boîtes noires à accepter comme telles les représentations non centrales (au moins provisoirement) pour sa recherche. (Fourez, 1994, p. 53)

Encadré 2
De la juxtaposition disciplinaire et de la course de relais à l'interdisciplinarité et l'équipe de rugby (selon Guille-Escuret, 1989)

[Dans la juxtaposition disciplinaire], le raisonnement suit une piste préétablie et les chercheurs s'y succèdent en se passant le témoin dans un ordre prévu à l'avance. Chacun évolue à un endroit différent de la piste mais l'activité est fondamentalement la même, demandant à tous de la puissance et une haute technicité. Celle-ci consiste essentiellement dans l'utilisation de modélisations abstraites communes, en provenance des mathématiques ou de la physique [etc.].

Dans l'équipe interdisciplinaire, en revanche, les évolutions des joueurs ne sont pas prévisibles, pas plus que la distribution des "passes" entre eux. De plus, les équipiers ne sont pas interchangeables car ils ont sur le terrain des rôles et des savoir-faire nettement différenciés: un pilier ne réagit pas comme un demi de mêlée qui a d'autres réflexes que ceux de l'ailier. Certaines associations sont plus fréquentes, certains développements plus classiques, mais tout est affaire de circonstances et il y a chaque fois plusieurs solutions envisageables. Par rapport au premier "sport" [la course de relais], la technicité, quoique présente, est [ici] au service de la créativité.

(pp. 22-23, nous soulignons)

Clôture et ouverture...
Pour clôturer ce propos sur le concept d'îlot de rationalité, examinons brièvement le concept même de clôture qui participe à la problématique de l'îlot de rationalité. Qu'entend-on par là?

Dans toute démarche de connaissance, qu'elle soit savante ou non, il est essentiel de pouvoir s'arrêter dans la complexification de la représentation ou du modèle que l'on construit, et d'accepter qu'il reste des zones d'ombre, voire des boîtes noires:

Souvent les "gardiens de la science" prétendent que, pour bien utiliser une notion, il faut connaître tous les cadres théoriques qui y sont liés. Ce n'est évidemment pas ainsi que cela se passe. Les biologistes et les médecins ont utilisé très rationnellement la notion de SIDA avant de la relier à un virus. Dans le fonctionnement épistémologique concret de la pensée, on finit généralement par penser et dire: "et puis cela doit fonctionner de telle ou telle manière (comme les molécules qui vibrent dans la tête du marteau), mais nous ne savons pas exactement comment". En d'autres termes, l'explication d'une notion se termine toujours par ce que les physiciens appellent une "boîte noire", c'est-à-dire une notion dont on abandonne, au moins pour le moment, de la traduire dans un autre contexte théorique. Il y a tout un apprentissage important qu'on pourrait intituler: du bon usage des boîtes noires dans la pensée rationnelle. (Fourez, 1991, p. 35)

Aucune représentation, aucun modèle, quel que soit le domaine en cause, ne peut prétendre à épuiser les multiples significations que l'on peut donner à un phénomène, à un événement ou à une situation ni, il va sans dire, à contrôler de façon exhaustive les conditions de leur manifestation ou de leur non-manifestation: "On doit toujours se contenter d'îlots de rationalité" (Fourez, 1991 p. 34) et décider ainsi de ce que l'on prendra en considération et de ce que l'on tiendra pour négligeable.6

C'est donc un arrêt dans la délibération, que traduit le concept de clôture: comme le formulent Fourez et al. (1997), "Une médecin clôture sa démarche lorsqu'elle décide de ne pas faire une analyse supplémentaire avant de passer à l'action" (p. 89). Dans le cas du travail disciplinaire, les normes ou les critères de cette clôture relèvent du paradigme... et des territoires établis: "Qu'est-ce que faire de la chimie? C'est, notamment, ne pas tenir compte de ce que regardent le physicien, le biologiste et d'autres" (Fourez, 1997, p. 132). Dans la recherche ou le travail interdisciplinaire (telle la fabrication d'un îlot de rationalité), tout comme dans la vie courante, c'est plus compliqué car la décision n'est pas déjà prise ou suggérée par un paradigme, si l'on peut dire. Il faut alors décider et établir en quelque sorte la liste de ce que l'on considérera important et négligeable, et ce, en fonction du contexte, du projet, des destinataires, et de l'avenir que l'on destine au travail effectué, c'est-à-dire du type de production ou de produit final que l'on envisage (brochure, vidéo, campagne de sensibilisation, programme de formation, site Internet, etc.). C'est la considération de tous ces aspects qui permet, comme le souligne Fourez (p. 133), "de faire la part des choses entre ce qui est à négliger et ce qui est à mettre dans le modèle théorique interdisciplinaire que l'on va construire", c'est-à-dire dans l'îlot de rationalité.

Bien sûr, toute clôture comporte un risque, mais délibérer sans fin aussi! Toutefois, certaines clôtures, certains arrêts peuvent être prématurés, voire relever d'un coup de force de l'un ou l'une des membres d'une équipe de travail, et en cela court-circuiter le nécessaire travail de "débroussaillage" (un québécisme) que requiert la fabrication d'un îlot de rationalité. Autrement dit, comme le dit si bien Lévy-Leblond (1984), avant de s'aventurer à traverser la voie ferrée, il vaut mieux s'assurer que celle-ci est bel et bien libre.

L'exemple qui suit, et que nous empruntons de nouveau à Guille-Escuret (1989), illustre l'intérêt qu'il y a à ne pas clôturer trop vite une discussion, sous prétexte que certains des arguments mis de l'avant seraient apparemment hors propos.

Voici quelques années, au cours d'une émission de télévision traitant des conditions de vie subies par les animaux dans les gros élevages modernes, un agriculteur tenta maladroitement de défendre ses confrères, présentés comme d'inexcusables tortionnaires. Pour inciter ses interlocuteurs à moins de véhémence, il voulut rappeler en contrepoint la gravité autrement angoissante des entassements humains dans de nombreuses métropoles du Tiers-Monde. Un tollé immédiat accueillit cette observation, dominé par l'exclamation péremptoire d'une journaliste connue pour défendre les consommateurs avec une certaine fougue: "Cela n'a rien à voir!" Le paysan dut se tenir coi durant tout le reste de la discussion.

Rien à voir? Sur aucun plan? L'objection serait à la limite valable pour signifier que l'homme n'est jamais si peu considéré comme un animal que lorsqu'il s'agit de défendre les droits de l'animal. Mais la raison ne trouve guère son compte dans l'évocation de cette frontière-là: au niveau des enchaînements pratiques, la croissance des bidonvilles tropicaux est souvent liée au bouleversement des agricultures vivrières traditionnelles dans ces contrées, bouleversement dont ont largement profité les élevages à hauts rendements de notre industrie agro-alimentaire, en raison de leur besoin de nourriture bon marché (importée) pour les animaux. Avant de poser le "rien à voir", il faudrait donc déjà demander aux agronomes, économistes et géographes de mesurer la puissance de ces déterminations. (p. 12)

Par là, cet exemple illustre aussi l'intérêt que peut représenter la construction d'"un réseau, une trame, un champ" à partir de plusieurs lorgnettes dont la conjugaison est susceptible de permettre l'émergence "de connaissances dans un océan d'ignorance"...

Médiagraphie
Fourez, G. (2002). La construction des sciences. Bruxelles: De Boeck Université (4e édition revue et augmentée).

Fourez, G. (1998). Se représenter et mettre en œuvre l'interdisciplinarité à l'école. Revue des sciences de l'éducation, 24 (1), 31-50.

Fourez, G. (1997a). Qu'entendre par "Îlot de rationalité"? Et par "Îlot interdisciplinaire de rationalité"? Aster, 25, 217-225.

Fourez, G. (1997). Îlots de rationalité interdisciplinaires. Recherche en Soins Infirmiers, 50, 131-136.

Fourez, G. (1994). Des objectifs opérationnels pour l'A.S.T. [alphabétisation scientifique et technique] et îlots de rationalité. In G. Fourez (avec la coll. de V. Englebert-Lecomte, D. Grootaers, P. Mathy & F. Tilman), L'alphabétisation scientifique et technique. Essai sur les finalités de l'enseignement des sciences (pp. 49-67). Bruxelles: De Boeck.

Fourez, G. (1991). Des finalités des cours de sciences. Cahiers Pédagogiques, 298, 33-36.

Fourez, G., Englebert-Lecomte, V. & Mathy, P. (1997). Nos savoirs sur nos savoirs. Paris, Bruxelles: De Boeck Université.

Giddens, A. (l987). La constitution de la société: éléments de la théorie de la structuration. Paris: Presses universitaires de France (M. Audet, trad.).

Guille-Escuret, G. (l989). Les sociétés et leurs natures. Paris: Colin.

Lévy-Leblond, J.-M. (1984). L'esprit de sel. Science, Culture, Politique. Paris: Seuil.

Wynne, B. (1995). Public understanding of science. In S. Jasanoff, G.E. Markle, J.C. Petersen, & T. Pinch (Eds.), Handbook of science and technology studies (pp. 361-388). Thousand Oaks, CA: Sage Publications.

Notes
  1. Les termes utilisés dans cette phrase peuvent être vus comme des ressources discursives typiques d'un répertoire socioconstructiviste. En effet, parler de paradigmes stabilisés et normalisés suggère que cette stabilisation et cette normalisation ne sont pas données mais participent au contraire d'une dynamique. De la même manière, parler d'un fait durci plutôt que d'un fait dur suggère que ce fait ne tient pas de la génération spontanée mais au contraire a bel et bien fait l'objet d'opérations (médiations, transactions, traductions, etc.) de "durcissement". Autrement dit, cela permet de faire ressortir, comme le disait Bachelard et avant lui Vico, que les faits sont faits!
  2. Ce qui n'exclut pas qu'un îlot de rationalité puisse être aussi abstrait qu'une théorie scientifique et faire lui aussi l'objet d'une standardisation (Fourez, 1997a).
  3. La fabrication d'un îlot de rationalité peut aussi être un œuvre individuelle.
  4. Ce qui suppose bien sûr, comme le rappelle Fourez (1991), qu'un certain apprentissage est en jeu, soit celui du "savoir comment débusquer les savoirs disponibles et les utiliser en vue des projets concrets (p. 34)".
  5. Une spécialité peut être non disciplinaire, telle la fabrication du vin de palme!
  6. Comme le souligne à maintes reprises le sociologue britannique Anthony Giddens (1987), dans toute action, il y a toujours des conditions qui nous sont inconnues et, donc, de façon tout aussi inévitable, des conséquences inattendues qui découlent de l'accomplissement de cette action.